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Le SPIRITUAL CARE, comment en parler avec les églises? Réflexions fondamentales

Un projet RESSPIR
Résumé

Les réflexions ici proposées émanent d’un groupe de personnes insérées de manières diverses dans le monde de la santé, certaines faisant partie de la CIPSA (commission interdiocésaine pour la pastorale de la santé – Belgique). Elles y partagent une double conviction : le caractère urgent de rencontrer les attentes spirituelles de tout patient et tout professionnel et de ne pas dissocier le spiritual care d’un engagement davantage pastoral. Leurs réflexions s'adressent certes aux directions pour qu'elles saisissent l'importance d'un spiritual care mais surtout aux églises pour qu'elles comprennent l'urgence d'un travail collaboratif.

Groupe de travail CIPSA :

Ana AFONSO

Dominique JACQUEMIN

Xavier LAMBRECHT

Marcella LOBO BUSTAMANTE

Isabelle MICHIELS

Caroline WERBROUCK

Présentation :

Les réflexions ici proposées émanent d’un groupe de personnes insérées de manières diverses dans le monde de la santé. Elles y partagent une double conviction : le caractère urgent de rencontrer les attentes spirituelles de tout patient et tout professionnel et de ne pas dissocier le spiritual care d’un engagement davantage pastoral. De leur point de vue, il y va d’une capacité de rejoindre tout homme, toute femme dans son inscription existentielle. Ils en soulignent de la sorte certains enjeux éthiques, théologiques et pastoraux qui méritent d’être réfléchis, rencontrés.

Quelques points forts :

  1. Le spiritual care est en mouvement et atteste de mutations importantes dont il importe d’être conscient
  2. La rencontre de la spiritualité – tant des patients que des professionnels – est une nécessité ; elle contribue à la qualité des soins et de la prise en charge.
  3. Cette rencontre nécessite des compétences communes à tous les acteurs du soin et des compétences spécialisées (accompagnants spirituels, équipe d’aumônerie, pastoral care).
  4. Tous, toutes sont invités à travailler ensemble. Il y va d’un enjeu éthique central : rencontrer la personne malade dans l’ensemble de ses attentes existentielles.
  5. Ce travail en commun permet aux équipes d’accompagnement de connaître et d’habiter pleinement la structure de soins et d’y rendre compte de son travail.
  6. Dans le registre de la foi, cette présence au cœur des lieux de soins se veut être le signe de la présence du Christ auprès des femmes et des hommes d’aujourd’hui.
  7. C’est également le signe d’une Eglise ouverte à la vie du monde et qui va à sa rencontre.

***

1. Introduction

Un Think tank ayant pour sujet « La pastorale de la santé face aux défis de l’avenir » s’est réuni de 03/2020 à 05/2021 à l’initiative du RESSPIR (Réseau international francophone Santé, Soins et Spiritualités, hébergé à l’Institut de recherche Religions, Spiritualités, Cultures et Sociétés de l’Université Catholique de Louvain). Ce groupe de travail, composé de membres de la CIPSA élargie (Commission interdiocésaine de la pastorale de la santé en Belgique francophone), de l’UNESSA (Fédération d’institutions socio-sanitaires pour l'accueil, l'accompagnement, l'aide et les soins aux personnes) et du RESSPIR, a établi un état des lieux des questionnements et enjeux de la pastorale de la santé en milieu hospitalier en Belgique francophone. Un rapport final a recueilli le fruit de ce travail collaboratif et identifié des chantiers revenant aux différents partenaires, UNESSA, CIPSA, RESSPIR. Ce rapport a été publié en ligne en 02/2022 : « Pastorale de la santé face aux défis de l’avenir : la formulation des mandats pour les aumôneries de la pastorale de la santé »1.

C’est dans ce contexte que la CIPSA a initié deux cellules de réflexion, l’une reprenant les constats posés sous l’angle d’une réflexion théologique fondamentale tandis que l’autre envisage les défis identifiés sous l’angle institutionnel.

Le présent document s’inscrit donc comme un prolongement du rapport de synthèse précité. Il est destiné aux acteurs du pastoral care/spiritual care et aux institutions de soins dans lesquelles ils travaillent.

1. Nous y proposons certaines réflexions relatives à la difficulté d’un passage d’une vision ecclésiocentrée à une vision centrée sur le patient en ce qui concerne l’accompagnement spirituel de la personne souffrante. Pour ce faire, nous partirons des quatre modèles proposés par Cosette ODIER2, mettant au jour quatre étapes historiques ayant jalonné son parcours hospitalier, offrant quatre facettes de ce qui peut encore, dans leur enchevêtrement, attester d’une présence des Églises en milieu hospitalier.

2. Dans un deuxième temps, nous envisagerons quelques déplacements qui nous semblent essentiels à considérer pour comprendre le difficile essor d’un spiritual care. Déplacements d’ordre éthique, théologique, ecclésiologique et pastoral qu’il importe de prendre en compte pour veiller à articuler le Spiritual Care au Pastoral Care et pour appréhender la difficulté à reconnaître une compétence aux équipes soignantes en termes d’accompagnement spirituel.

1 https://resspir.org/think-tank-pastorale-de-la-sante/

2 ODIER C., L’accompagnement spirituel en mouvement. Aumônerie hospitalière (1974-2016) (Coll. Soins & Spiritualités n°9), Montpellier, Sauramps médical, 2019, 121 p.

3. Nous terminerons par un bref commentaire de la rencontre des disciples d’Emmaüs en vue d’encourager le nécessaire passage ici considéré.

Au préalable, nous aimerions préciser quelques centres d’intérêt qui ont présidé à notre réflexion. Ils sont de plusieurs ordres. La motivation initiale pour envisager ce thème réside dans son appropriation par d’autres disciplines, particulièrement celles relevant du soin. Lorsqu’on se réfère à Pubmed et qu’on tape « spirituality »3, on constate une explosion réelle du nombre de publications à ce sujet ; c’est, ce que nous appellerions volontiers « un signe des temps » (G.S., n°4.1)4 qu’il importe de scruter avec attention :

o Spirituality : 203 publications (1996), 1371 (2016), 1445 (2017), 1445 (2018), 1515

(2019), 1998 (2020), 1395 en juillet 2021.

o Spiritual care : on constate la même montée en puissance avec 1093 publications en 2020, 765 en juillet 2021.

Cette attention à la dimension des spiritualités de la part des professionnels de la santé est certainement une dimension essentielle de leur volonté de « bien faire », de « prendre en charge » la personne souffrante dans la totalité de son expérience de vie, mais pour quelles autres raisons, en termes d’efficacité de l’acte de soin ou d’un fonctionnement de la médecine pourrait-on s’intéresser à cette dimension ? Nous sommes bien ici dans cette dynamique des signes des temps invitant à scruter les faces positives et plus difficiles d’une même situation. De plus, on parle de plus en plus de « besoins » spirituels. Mais faut-il parler de besoin (un besoin se comble) ou de désir5 (on essaye de le comprendre) de la part d’une personne fragilisée par la maladie ? Car une question importante à nos yeux est bien d’essayer de comprendre pourquoi, pour qui et comment émerge cet essor du spirituel : pour quelle fin ?

Enfin, et pour rester très généraliste, la montée en puissance de cet intérêt – attention ? – à la dimension de l’existence de la personne malade n’est pas sans causer certaines tensions avec les milieux pastoraux, particulièrement certaines équipes d’aumônerie craignant la

«concurrence», la non compétence – cette dernière pouvant être mise en évidence d’un côté comme de l’autre – posant la question des «propriétaires du spirituel». Nous le voyons, les centres d’intérêt ne manquent pas et nous aimerions en déployer quelques-uns, particulièrement dans le champ de la théologie : que vient questionner cette émergence, pourquoi ? Pourquoi vivre cet intérêt commun dans le registre d’une relative concurrence alors que l’essor d’un spiritual care pourrait, de notre point de vue, constituer une réelle opportunité d’inter-professionnalité au service de la personne souffrante.

3 https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/?term=spiritual+care (consulté le 16 juillet2021)

4 « Pour mener à bien cette tâche, l’Église a le devoir, à tout moment, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile, de telle sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques. Il importe donc de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique. » Constitution pastorale Gaudium et Spes, n°4 §1.

5 JACQUEMIN D. (sous la direction de), Besoins spirituels. Soins, désir, responsabilités (coll. Soins et Spiritualités n°7), Namur, Lumen vitae, 2016, 80 p.

2. Spiritualité : laquelle, pourquoi?

Une première question à nous poser est celle d’une définition, d’un « statut » de la spiritualité et de son démarquage possible avec l’horizon des religions, tout en affirmant la nécessité d’une articulation possible. Tout d’abord, se pose la question de la définition de « la » ou d’une spiritualité au cœur de l’expérience de la maladie. De plus en plus la dimension spirituelle de l’existence se trouve convoquée, signifiée comme importante mais est-ce que tout se vaut, particulièrement dans un contexte de sécularisation du religieux et des religions

? Le tout est-il toujours spirituel ?6 De plus, on peut se demander pourquoi la spiritualité se trouve de nos jours sollicitée et sous quelle forme. On assiste certes à une biomédicalisation du spirituel et du religieux7, conviés à assumer une sorte de soutien à l’œuvre médicale et à une reconnaissance de la qualité de vie. Dans un tel contexte, on voit surgir des grilles d’évaluation des besoins spirituels, des compétences en termes de Spiritual care. Ces grilles visent-elles la dimension expérientielle ? Ont-elles un substrat quantitatif (efficacité de ?) ou qualitatif (le support à la vie ?), et pour quelle fin ? Ou représentent-elles d’abord une opportunité de langage ouverte entre un patient et un professionnel8, de l’ordre d’une manifestation implicite d’un intérêt possible à cette dimension au cœur de la maladie, de son soin et de son accompagnement ? Car, lorsqu’on va chercher de l’information de ce type, c’est pour « en faire quoi » ultérieurement ? Enfin, au regard de la définition de la spiritualité, bien des concepts restent à questionner pour appréhender le type de recours qui y est fait : besoin, désir, soin. Peut-on parler de spiritualité en termes de soins, comme si certains actes de soin en relevaient et d’autres pas ?

Si des questions légitimes sont à ouvrir, il faut, en même temps, signaler une synergie profonde avec l’approche du patient en termes d’approche globale, qui ne signifie ni totale, ni totalisante. Et c’est en cela qu’il importera de préciser le terme de Spiritual care. Disons déjà que le terme de spiritual care est un terme large qu’on n’a pas, nous semble-t-il, intérêt à traduire pour qu’il reste porteur d’une largesse interprétative et clinique maintenant ses deux fondements – spiritualité & soin – et d’une capacité à le mettre en œuvre dans le concret des pratiques professionnelles et d’accompagnement. Comme le dit John SWINTON : « La spiritualité, c’est ce que nous pourrions décrire comme un concept pratique, qui est un concept dont la signification dérive de son utilisation plutôt que d’une réflexion extrapolée. Par conséquent, la spiritualité et le spiritual care n’ont pas une signification figée. Ce sont plutôt des concepts polysémiques dont le sens ne vient pas de conceptualisations abstraites mais de préoccupations pratiques. Dans un contexte post-religieux, dans lequel la spiritualité et la religion sont vus comme séparés, le sens de la spiritualité et de Spiritual Care est naissant

6 CHERBLANC J et JOBIN G., « Vers une psychologisation du religieux ? », Archives de sciences sociales des religions [en ligne], 163/juillet-septembre 2013, mis en ligne le 01 octobre 2016, consulté le 24 janvier 2021, URL : http://journals.openedition.org/assr/25210 ; DOI : 10.4000/assr.25210.

7 JOBIN G., Des religions à la spiritualité. Une appropriation biomédicale du religieux dans l’hôpital, Bruxelles, Lumen Vitae, 2013, 104 p.

8 JACQUEMIN D., Évaluation de la qualité de vie en soins palliatifs : quelques repères éthiques, INFO KARA, n° 59, 2000, p. 11-20.

et dialectique. »9 En d’autres mots, être attentif à une dimension de spiritual care au cœur du soin renvoie à une attitude de fond, à un autre niveau d’attention à ce que vit la personne souffrante, à l’ensemble de ses besoins et désirs mais également à une attention plus grande à ce qui traverse, au niveau de l’intériorité, le soignant au cœur de l’acte de soin, s’il est question d’y entrer dans une certaine dimension de mutualité dans la rencontre. On pourrait dire que parler de spiritual care renvoie à une certaine intentionnalité de l’acte de soin cherchant à s’assurer au mieux de la rencontre de l’autre, de la personne souffrante10.

Nous qualifions, pour notre part, ce spiritual care comme une attention au mouvement d’existence des sujets. Que faut-il entendre par là ? Nous pensons en effet qu’il est possible de découvrir, au cœur même de l’expérience de soin, de l’accompagnement, comme un mouvement impliquant conjointement les dimensions corporelle, psychique, éthique et transcendante-religieuse pour certaines personnes (cette dernière dimension n’est pas obligatoire pour qualifier ‘la spiritualité’ mais, si elle est présente, il est nécessaire de la prendre en compte) ; la mise en mouvement de ces dimensions et leur reconnaissance par le sujet qualifieraient, de notre point de vue, ‘la dimension spirituelle’11 . Cette approche s’inscrit résolument dans une anthropologie de type hébraïque, unitive12.

Ce mouvement d’existence nommé ici spiritualité, autrement dit le fait que la vie humaine – en termes d’expérience – soit une histoire, un lieu de changement que chaque humain porte et qui le précède d’une certaine manière, est constitué de ces quatre dimensions intrinsèquement liées et en constante interaction. Il importe de souligner ce lien car le déplacement, l’affectation d’une seule de ces dimensions va concourir au déplacement de ce qui pose un sujet singulier dans la totalité de son existence.

Appréhender de la sorte la spiritualité en tant que mouvement d’existence reposant sur quatre pôles inséparables n’est pas sans conséquence. Tout d’abord, chacun de ces quatre pôles représente à égalité des voies d’accès possibles à la vie spirituelle, et chacun en son ordre propre y concourt avec des répercussions toujours possibles sur les autres. Mais il est d’autres enjeux tout aussi importants à l’attention dévolue au patient et à l’ensemble des dimensions qui l’inscrivent dans son mouvement d’existence. Tout d’abord, l’articulation conjointe des quatre pôles représente une invitation à ne pas parcelliser le sujet souffrant, tout comme elle invite à ne pas se tromper de réponse dans la rencontre de sa souffrance, qu’on y ait accès par le corps, la vie psychique, l’interrogation sur le sens de l’existence et de l’action ou par la question de Dieu, de la foi.

9 RESSPIR, Spiritual Care I. Comment en parler en français ? Des concepts pour des contextes, Montpellier, Sauramps médical, 2018, p. 36.

10 JACQUEMIN D., « Spiritual care et cheminement des soins », Revue Jalmalv, n°143, décembre 2020, p. 35-42.

11 JACQUEMIN D., Quand l’autre souffre. Ethique et spiritualité, Bruxelles, Lessius, 2010, 208 p.

12 MALHERBE J.-F., Pour une éthique de la médecine, LLN, Ciaco, 1990, p. 47-57.

C’est bien l’ensemble des professionnels dans une visée idéale d’interprofessionnalité – médecin, soignants au sens large, psychologue, bénévoles, conseillers laïques, aumôniers/accompagnant spirituel – qui concourt à une même dynamique de prise en charge, sans concurrence si chacun, par sa compétence propre13, a accès à une part de ce mouvement du sujet : le corps, le psychisme, l’éthique, le religieux14. Nous reviendrons largement sur cette question dans la suite de cette contribution.

13 TERLINDEN G., J’ai rencontré des vivants. Ouverture au spirituel dans le temps de la maladie, Namur, Editions Fidélité, 2006, p. 47-61.

14 COLLECTIF, Quelle place pour la spiritualité dans les soins ? in Ethica Clinica, n°44-2006, 63 p.

3. D'où venons-nous?

Après avoir posé ces quelques préalables, envisageons la manière dont a récemment évolué cette attention à la dimension spirituelle dans le soin afin d’y repérer certains modèles de fonctionnement. Ces modèles sont des opportunités de s’interroger sur quel type de soin on cherche à déployer, tout comme quel type de présence d’Église on cherche à favoriser dans un milieu de soin. Avec Cosette ODIER15, nous voulons mettre en évidence quatre modèles dont certains coexistent de manière plus ou moins harmonieuse dans certaines institutions. L’essentiel est de les repérer dans leur existence, leur fonctionnement et de les assumer16 : un modèle religieux, un modèle narratif, un modèle interprofessionnel et un modèle de consultance.

1.

Le modèle religieux fut le modèle unique jusqu’il y a une trentaine d’années dans la majorité des pays européens ; ce qui n’est évidemment plus le cas de nos jours17 même si, comme nous le verrons, certaines traces – si ce ne sont pas des visées explicites – subsistent encore. Dans ce modèle, on se situe dans un contexte où on postule pratiquement une équivalence entre milieu de soin et milieu ecclésial où domine une tradition religieuse, catholique ou protestante, la personne malade étant nécessairement croyante, l’aumônier étant d’abord un clerc, aidé de religieuses. L’approche du malade est essentiellement centrée sur la célébration des sacrements, particulièrement en fin de vie. Le prêtre est là pour prier, distribuer la communion : « La responsabilité de l’aumônier protestant ou catholique est de mettre à disposition du plus grand nombre l’annonce de la Bonne Nouvelle et les sacrements de l’Église. »18 Ces derniers ont peu ou pas de formation spécifique – quand ils ne sont pas mis à l’hôpital suite à des difficultés en paroisse – et, mandatés par les Églises, ils déploient très peu de liens de proximité avec les équipes soignantes ; chacun est et reste dans son rôle propre. Des traces de ce modèle perdurent de nos jours où, par manque de moyens ou de personnes, l’approche du patient se réduit à la seule réponse d’une demande religieuse, qu’elle émane du patient ou de son entourage, particulièrement en situation de fin de vie.

2.

15 ODIER C., op. cit.

16 DESSART G., BRANDT P.-Y., BUCHTER S., Séminaire de recherché “Modèles de spiritual care » du RESSPIR – Rapport final, Université de Lausanne, Réseau santé, soins & spiritualités, juillet 2021, 41 p. (https://resspir.org/recherche-modeles-de-spiritual-care/)

17 « L’Église devra dans ce but repenser la façon d’accomplir sa mission et se positionner dans la société. Je tenterai de montrer que ceci n’est pas seulement souhaitable, mais aussi possible et qu’elle est en mesure de se situer dans le contexte d’une société moderne et sécularisée, et ce sans devoir se conformer à toutes les évidences d’une culture sécularisée. », DE KESEL J., Foi et religion dans une société moderne, Paris, Salvator, 2021,

p. 9.

18 ODIER C., op. cit., p. 19.

Le modèle narratif résulte certes d’une évolution culturelle et religieuse – moins de pratique et manque de prêtre – mais également d’une plus grande attention aux sciences humaines dans le vécu de la maladie. Des équipes de prêtres et laïcs se constituent pour aller à la rencontre de la personne malade, se mettre à l’écoute de ce qu’elle vit, sans que l’objet de la conversation soit nécessairement religieux : l’enjeu premier est d’abord d’aller vers l’autre, prenant au sérieux sa situation de vie : « La référence à la tradition chrétienne s’articule ainsi de manière renouvelée. Il ne s’agit plus dans ce modèle de proclamer la Parole, de distribuer les sacrements sans connaître les préoccupations des personnes auxquelles on s’adresse.»19 Les équipes sont généralement motivées par un présupposé : le patient va faire l’expérience de certaines valeurs évangéliques lors de la rencontre, telles l’hospitalité, la sollicitude, la compassion… On se rend présent au récit de l’autre dans une dynamique d’écoute centrée sur la personne. Dans ce modèle, des femmes, des laïques commencent à se former pour acquérir des compétences humaines, particulièrement dans la dimension psychologique et l’aumônier « quitte son piédestal », au prix, pour certains, d’une relative déstabilisation (à l’image de celle que connaîtront ultérieurement certaines équipes d’aumônerie lors que des soignants commenceront à s’occuper de spirituel). L’origine culturelle des patients se diversifie et nécessite également une plus grande connaissance des autres traditions religieuses20. Du côté des professionnels soignants, c’est également le moment où on découvre que « parler de spiritualité », ce n’est pas nécessairement « parler de religion » ainsi que la notion de « prise en charge globale » (Virginia HENDERSON et Cicely SANDERS) ouvrant à la dimension spirituelle dans la prise en charge du patient. C’est l’époque d’une plus grande humanisation des soins permise par la naissance de la bioéthique dans les années 1980. Dans ce contexte, on ne présume plus rien de la spiritualité de l’autre – comme dans le modèle religieux – et il importe d’entrer en dialogue avec la personne malade pour connaître ses besoins et désirs en vue d’y répondre au mieux. Le contexte pastoral et soignant change peu à peu : « Si le modèle se fondait sur le principe de ‘chacun son domaine sans se déranger’, le modèle narratif va jeter les bases d’une collaboration »21. Nous restons néanmoins loin d’une intégration des acteurs pastoraux dans le modèle de soins ; on reste dans des situations informelles. Cependant cette évolution progressive ouvrant à un accompagnement spirituel large oblige – ou devrait obliger car force est de reconnaître que toutes ne le font pas encore aujourd’hui – « les aumôneries, les églises et communautés religieuses à redéfinir leur place et leur mandat dans les institutions de soins. »22

3.

Le modèle interprofessionnel est issu du modèle narratif et résulte de la prise au sérieux de la dimension spirituelle de l’acte de soin par les institutions. Ici existe une réelle interaction reconnue entre l’expérience de la maladie, le soin et la dimension spirituelle de l’existence

: « … l’intention principale de cet accompagnement est déplacée. Il ne s’agit plus seulement de permettre à la personne de formuler et de partager ses préoccupations et de s’en sentir allégée, mais de l’écouter attentivement pour pouvoir brosser un tableau de sa spiritualité afin d’en examiner l’impact  possible sur le plan  des  soins ou  en  définir l’accompagnement

19 Odier C., op. cit., p. 33.

20 « Dans un milieu où la diversité religieuse devient plus grande et où certaines aumôneries s’organisent de manière interreligieuse…, des connaissances sur les autres traditions religieuses et sur divers mouvements spirituels contemporains s’avèrent de plus en plus nécessaires. » ODIER C., op. cit., p. 41.

21 ODIER C., op. cit., p. 47.

22 ODIER C., op. cit., p. 59.

adapté à mettre en place. »23 Ici, formé et aidé de divers outils24 sur lesquels nous ne pouvons nous appesantir ici, l’accompagnant spirituel « rend compte », avec le consentement de la personne visitée, de sa propre pratique à l’équipe soignante, de ce qu’il a pressenti d’important pour une prise en charge du patient. Dans ce modèle, l’accompagnant spirituel, l’aumônier participent aux réunions interdisciplinaires ou à toute autre forme de rencontre et transmet ce qui lui semble important. Ceci présuppose une connaissance des milieux de soins, une formation beaucoup plus mixte ainsi qu’une capacité d’adaptation de son propre langage « religieux » en vue de se faire comprendre par les professionnels. Même si des rites peuvent encore être célébrés dans ce modèle, ses finalités s’avèrent toutes autres : intégrer la spiritualité comme un axe transversal concernant à la fois les soignants et les accompagnants pastoraux-spirituels. « [les] compétences théologiques et d’écoute, si elles demeurent importantes, ne suffisent plus. Les accompagnant.es spirituel.les doivent connaître l’outil d’évaluation spirituel choisi et savoir l’utiliser. Leurs capacités à entrer en dialogue avec les équipes soignantes, à faire une recommandation significative et à être à l’aise dans une délibération éthique sont également importantes. »25 D’une manière résolue, un pas est ici franchi, celui d’une déconfessionnalisation – de l’accompagnant et non du contenu de l’accompagnement26 – encore vécue parfois de manière problématique par certaines équipes d’aumônerie et qui nous invitera, dans la suite, à mieux en comprendre les diverses causes. Mais c’est surtout dans ce contexte et au cœur de ce type de modèle qu’apparaîtra le terme de spiritual care soutenant une collaboration résolument interdisciplinaire en termes d’attention à la dimension spirituelle de la maladie.

4.

Le modèle de consultance quant à lui est encore davantage prospectif, visionnaire. Nous l’évoquons cependant car il est, nous semble-t-il, d’importance au cœur de sociétés pluralistes et multiculturelles. Dans ce modèle, un peu à l’image de ce que ferait un éthicien dans un groupe d’éthique clinique, l’accompagnant spirituel accompagne une équipe soignante dans la relecture d’une situation de soins en vue d’en faire ressortir des éléments d’ordre spirituel qu’il importerait de prendre en compte dans la prise en charge d’un patient et de son plan de soins. Comme le dit très bien C. ODIER, « la grande nouveauté de ce modèle est que les accompagnant.es spirituel.les ne rencontrent plus forcément les patient.es. Leurs compétences spécifiques sont mises au service de l’équipe soignante et, par cette équipe, au service des patient.es. »27 Outre l’intérêt premier des équipes soignantes concernées, il est manifeste que ce modèle sollicite des compétences mixtes de la part de l’accompagnant : savoir repérer dans le discours des professionnels, au cœur d’un récit de vie ou d’une situation de soins des éléments d’ordre spirituel généralement peu ou pas nommés. Il sollicite également ce qu’on pourrait appeler un certain entraînement : « Travailler sous le regard d’une.e autre professionnel.le de la santé n’est pas courant dans la culture des aumôniers et

23 ODIER C., op. cit., p. 69.

24 Par exemple la grille STIV/SDAT mettant au jour une détresse spirituelle. On pourra se rapporter à : https://www.chuv.ch/fileadmin/sites/dso/documents/dso-journee-soins-2017-integration-de-la-spiritualite dans-la-prise-en-charge-un-cas-de-readaptation-geriatrique.pdf (consulté le 24 juin 2021)

25 ODIER C., op. cit., p. 79.

26 « Cette forme de déconfessionnalisation ne concerne pourtant que les professionnel.les de l’accompagnement spirituel et non le contenu de l’accompagnement. Car, dans le modèle interprofessionnel aussi, il sera fait en sorte que les patient.es puissent rencontrer des personnes de leur religion si telle est leur demande. » ODIER C., op. cit., p. 82.

une bonne dose de confiance en ses propres compétences et en ce qu’elles peuvent apporter de spécifique est ainsi demandé à cet.te accompagnant.e spirituel.le. »28

Enfin, ce modèle ouvre à une perception très large de la spiritualité sur laquelle il importera de se mettre mutuellement en accord pour ouvrir à ce type d’approche résolument interdisciplinaire.

Ces quatre modèles témoignent d’une évolution rapide sur une quarantaine d’années. Cette rapidité pourrait être une première explication à la résistance-réticence au développement d’un spiritual care porté conjointement par les soignants et les accompagnants spirituels/aumôniers. Mais le tout n’est, de notre point de vue, ni une seule question de temps ou d’organisation mais renvoie à des enjeux plus profonds, souvent implicites que nous aimerions partager en vue de permettre aux différents acteurs une compréhension accrue de ce qu’ils vivent.

Nous l’aurons également compris, il ne s’agit ni de proposer et encore moins d’imposer un modèle. Il est cependant manifeste que le modèle religieux est de moins en moins opérant à lui seul dans les institutions contemporaines de soins. Dans une même institution, ces modèles peuvent coexister, s’interpénétrer. Ils ne se veulent pas des schémas enfermants mais des modalités de fonctionnement, des typologies de présence à la personne souffrante et à son entourage. Il importe, au cœur d’une institution, de pouvoir repérer et s’accorder sur les finalités réelles – humaines, éthiques et théologiques – qu’on cherche effectivement à y déployer.

4. Des enjeux éthiques

1

La difficile implémentation d’un spiritual care relève, de part et d’autre, d’une dimension éthique relative à la perception de ce que vit la personne malade et de ce que peuvent être les soins qui lui sont prodigués. Derrière l’essor possible d’une spiritualité au cœur de l’acte de soin, c’est bien une conception éthique de ce dernier comme rencontre de la personne dans tout ce qu’elle est, toute spiritualité étant porteuse d’une anthropologie qualifiant tant la personne soignée que soignante. De plus, s’y joue également une compréhension de l’action soignante et des décisions qui y sont prises, comme si la rationalité ne s’inscrivait pas toujours dans un registre d’expérience plus large qu’elle-même29, ce que nous avons nommé un mouvement d’existence.

2

Un deuxième niveau de questionnement d’ordre éthique renvoie au statut-même de l’intérêt porté à la spiritualité dans le parcours de vie des personnes hospitalisées. Dans sa thèse, N. PUJOL a largement souligné cette notion de « pour autant que »30, c’est-à-dire que l’ouverture à cette dimension de l’existence renvoie de près ou de loin à la notion de consentement : si, idéalement, c’est d’abord à la personne souffrante qu’il revient de manifester à ses proches son propre intérêt pour cette thématique, sa sollicitation, son ouverture par des acteurs tiers (soignants ou accompagnants) ne peut se faire sans son consentement. Derrière cette question s’en trouve une autre : la légitimité de s’y intéresser. En effet, pour qui et pourquoi et jusqu’où s’y intéresse-t-on ? Si c’est dans une visée d’une meilleure connaissance du patient et pour ouvrir, avec et pour lui, tous les pans de l’expérience de sa maladie pour qu’il se comprenne au mieux et que, de la sorte, cela maximalise son processus de guérison, nous n’y voyons bien sûr aucun obstacle. Par contre, la visée devient nettement plus problématique s’il s’agit – comme d’un en soi – de viser un processus d’augmentation de la qualité des soins, voire à une contribution qualitative dans le cadre de l’accréditation des institutions de soins.

3

Un autre enjeu éthique relève de la notion de compétence et d’inter-professionnalité : de qui relève cette compétence et ce mandat d’une attention à la spiritualité en temps de maladie ? Ici encore, on ne peut trancher avec simplisme. Nous pensons cependant qu’une attention à cette dimension relève de la responsabilité de tout acteur du soin, mais non d’une obligation de prise en charge au sens strict, ce qui relèverait résolument d’un excès de responsabilité pour ces derniers. Ils, elles ont à y être attentifs pour relayer, avec l’accord du patient, auprès d’autres professionnels ayant ce type de compétence ; ce qui pose la question

29 JACQUEMIN D., L’éthique au risque d’une objectivation rationnelle ? in Médecine palliative, n°10, 2011, p. 273- 274.

30 PUJOL N., Spiritualité et cancérologie : enjeux éthiques et épistémologiques d’une intégration, Université de Paris V, novembre 2014, http://www.theses.fr/2014PA05D015 (consulté le 25 janvier 2021).

d’une réelle possibilité de travailler en pluri et inter-professionnalité, formés l’un et l’autre à cette capacité d’entrer dans « le monde de l’autre ». Dans une société sécularisée et pluriculturelle, un conservatisme pastoral revendiquant une « exclusivité » du spirituel relèverait à nos yeux d’un obstacle éthique majeur certes à la prise en soin de la personne malade mais également à une sensibilisation des professionnels à un réel savoir-faire en la matière même s’il ne relève pas de leur mission de déployer un accompagnement spirituel stricto sensu.

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Enfin, et dans un autre champ, s’il faut être prudent avec ce « désir » du et pour le spirituel, il importe de se demander ce que serait un soin qui, tant du côté du professionnel que du patient, négligerait totalement cette dimension de l‘existence, ce à quoi on assiste parfois, à cause d’une incompréhension des champs du spirituel et du religieux, dans des sociétés laïques où l’abord même du thème se trouve tabou : « La difficulté d’en parler avec les collègues, la peur de ne pas être compris, d’être jugés, parfois même ridiculisés. Tout cela les empêche d’aborder, en équipe, dans le cadre institutionnel, les questions trop intimes »31. C’est ce même constat, à dimension culturelle, que faisait encore le professeur R. Shaerer, celui d’un radical manque d’attention : « J’ai remarqué que la laïcité, que nous sommes habitués à respecter dès notre âge scolaire, nous conduit à adopter une attitude réservée, voire une véritable censure des sujets à caractère spirituel ou religieux dans nos échanges entre collègues. Il s’ensuit que nous avons probablement manqué de savoir-faire professionnel pour aborder des attentes et du vécu émotionnel de nos malades. »32

31 de HENNEZEL M., LELOUP J.-Y., L’art de mourir, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 20-21.

32 SCHAERER R., cité dans A.H., n°201, janvier 2009, p. 33.

5. Des enjeux théologiques

Un autre intérêt, mais aussi la difficulté de s’occuper du spiritual care, relève de la théologie. Comme l’a fait le colloque de l’ATEM en août 202033, il s’agit de considérer en quoi et comment « l’engouement contemporain » pour les questions de spiritualité ouvre à de nouvelles réflexions en éthique fondamentale et pose la question des langages utilisés pour rencontrer cette dimension constitutive de l’humain. L’enjeu n’est donc pas d’abord de « définir » le spirituel a priori mais d’envisager en quoi la prise au sérieux de « la spiritualité » dans certains champs de recherche pose de nouvelles questions à la théologie et invite celle- ci à certains déplacements, en termes de positionnement culturel, social et ecclésial. Nous considérerons cela dans la suite de cette brève contribution.

Cette dimension théologique se dessine essentiellement dans le passage auquel nous assistons depuis une dizaine d’années, celui d’un accompagnement religieux à un accompagnement spirituel, donc à la question bien plus large de la mutation du religieux au cœur de nos sociétés. C’est ce que Cosette ODIER a très bien décrit, déplaçant un pouvoir symbolique conféré à l’aumônier en le déléguant à d’autres acteurs34. Pour être simpliste, on pourrait se demander si « Dieu » appartient à une catégorie d’acteurs où s’il se donne à chacun, indépendamment de médiations instituées. C’est toute une théologie de l’incarnation et de la kénose qui se trouve illustrée, nous semble-t-il, dans le modèle narratif et interprofessionnel.

Se faire proche de l’autre souffrant, tenter de le comprendre dans son plan de vie, se fait à la manière dont le Dieu des chrétiens est venu, en Jésus, partager la vie des hommes : allant aux racines de l’existence pour tenter de la relever, sans brusquer ni imposer. C’est le traditionnel

« si tu veux » de l’évangile (Mt 19, 16ss ; Mc 1, 40ss ; Lc 5, 12ss). Il s'agit de vivre un accompagnement qui s'inscrit dans l'alliance que Dieu propose, tel que le Premier Testament en témoigne, jusqu'à l'incarnation du Christ dans le Second Testament.

Mais opter pour ce type de présence renouvelée – de la non-évidence et de la non-exclusivité

– dans une dynamique de partage des compétences et des responsabilités renvoie également au thème de la kénose, d’une présence d’Église plus enfouie et collaborative : « [La] Kénose manifeste ainsi le mouvement vers le bas qui permet au Christ de devenir humain. L’épître aux Philippiens et d’autres textes décrivant le même mouvement, la même capacité à se vider de son pouvoir ont été abondamment commentés au cours des siècles. Aujourd’hui, cette lecture est reprise pour rendre compte notamment de la nouvelle situation du christianisme dans une société sécularisée : une société qui n’est plus marquée par le pouvoir de l’Église et les références culturelles ou religieuses exclusivement chrétiennes. »35

33 Il n’a pu se tenir sur place mais les actes seront publiés dans la Revue d’éthique et de théologie morale, juin 2021.

34 ODIER C., op. cit., p. 23.

35 ODIER C., op. cit., p. 74.

Mais force est de reconnaître que certains acteurs, tant du soin que de la pastorale, n’ont pas toujours concédé à cette nouvelle situation et a fortiori à ses implications pour tous les acteurs. Or celle-ci n’est neuve que pour partie puisqu’elle nous révèle ce à quoi nous appelle le christianisme dans son essence. L’accompagnateur spirituel lui-même aura ainsi pour aiguillon la posture du Christ. Il sera conscient du décentrement auquel nous convie le respect de l’altérité singulière de chaque personne rencontrée. Contrairement à ce qui a été longuement transmis, l’expérience spirituelle chrétienne n’est en effet pas la conformité à un ensemble de dogmes, de principes, ou de vérités apprises. Cette pluralité d'expériences laisse place à une pluralité d'interprétations dans l'accompagnement. Le tombeau vide permet une plurivocité. Chaque expérience spirituelle est la réponse personnelle, libre, innovante et responsable à la proposition d’une alliance entre Dieu et l’humanité, entre Dieu et chaque être humain. Laquelle inclut temporalité, joie, liberté, doute, échec, ambivalence, souffrance, quête du bonheur, traversée du tragique… tels que nous les découvrons dans toute l’histoire biblique. En ce sens, le déplacement lexical entre « accompagnement spirituel » et « direction de conscience » est par lui-même éloquent.

Enfin, la question théologique dans son lien avec l’appréciation-compréhension des spiritualités dans nos sociétés contemporaines ouvre encore, nous semble-t-il, à une question plus radicale mais plus difficile à formuler : où « est » Dieu ? En d’autres mots, parler de spiritualité(s), serait, dans le monde d’aujourd’hui, parler de Dieu ou de l’homme, et dès lors cela renvoie à une anthropologie théologique plus qu’à un discours sur et de Dieu ? En ce sens, si un déplacement de la théologie il y a, il serait moins dans son objet – la question de Dieu – que dans la reconnaissance des lieux et modalités par lesquels Il se donne. Ce qui nous amène à considérer l’intérêt de traiter du spiritual care en lien avec l’ecclésiologie.

6. Des enjeux ecclésiologiques

Nous venons de le constater, nos sociétés nous conduisent à une autre présence de Dieu et, dès lors, à une autre modalité de présence au cœur du monde. Opter, avec d’autres professionnels, pour une contribution ecclésiale envers un spiritual care conduit résolument à ce que le pape François nomme une Église décentrée et de la périphérie. Ce décentrement est à appréhender au nom du primat de la Parole de Dieu : « Dans la Parole de Dieu apparaît constamment ce dynamisme de “la sortie” que Dieu veut provoquer chez les croyants » (Evangelii gaudium n°20). Cette importance conférée à la Parole de Dieu comme lieu premier invite à la nouveauté et à se laisser déplacer : « sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile » (Evangelii gaudium n°20), indiquant d’une certaine manière que c’est bien « la périphérie », les situations périphériques qui s’avèrent premières. Ces dernières ont à être éclairées par une Parole à même de surprendre l’Église elle-même : « L’Église doit accepter cette liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa manière, et sous des formes très diverses, telles qu’en nous échappant elle dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos schémas » (Evangelii gaudium n°22). Ces dimensions à réfléchir sont ici d’importance lorsque nous considérons la question des modèles ; c’est bien en fonction d’une compréhension de l’Église que s’instaurera tel ou tel fonctionnement pastoral dans une institution hospitalière, fonctionnement laissant plus ou moins de place à une approche de la personne souffrante en termes de spiritual care.

De tout temps, l’Église a su faire preuve d’une grande créativité pour rencontrer une multiplicité de situations de souffrance et cette même créativité se trouve attendue aujourd’hui. C’est, nous semble-t-il, en s’appropriant la dynamique ouverte par le spiritual care qu’elle peut de nos jours faire acte de créativité avec d’autres, dans son champ de compétence propre et en inter-professionnalité, avec un objectif commun : rencontrer la personne malade dans ses attentes personnelles, singulières. Car tel est bien l’enjeu de fond : les situations de souffrance des hommes et des femmes d’aujourd’hui, particulièrement en situation de maladie, qui ont besoin d’une présence, d’une écoute, d’un salut adaptés à leur horizon de vie et de sens. C’est également par sa capacité de présence que l’Église dira qui elle est, comme le dit très bien le pape François : « Voici un très beau secret pour rêver et faire de notre vie une belle aventure. Personne ne peut affronter la vie de manière isolée. […] Nous avons besoin d’une communauté qui nous soutient, qui nous aide et dans laquelle nous nous aidons mutuellement à aller de l’avant. Comme c’est important de rêver ensemble ! […] Seul, on risque d’avoir des mirages par lesquels tu vois ce qu’il n’y a pas : les rêves se construisent ensemble. Rêvons en tant qu’une seule et même humanité, comme des voyageurs partageant la même chair humaine, comme des enfants de cette même terre qui nous abrite tous, chacun avec la richesse de sa foi ou de ses convictions, chacun avec sa propre voix, tous frères. » (FT n°8)36. Nous retrouvons ici une idée centrale – même si elle se trouve encore qualifiée ici de rêve –, d’une nécessaire dimension de communion humaine dans laquelle s’inscrit l’Église

36 PAPE FRANÇOIS, Lettre encyclique Fratelli tutti. Tous frères, Paris, Bruxelles, Salvator/Fidélités, 2020, p. 11-12.

pour y apporter sa contribution propre ; nous sommes pleinement dans Gaudium et Spes précédemment évoqué.

Des questions pratiques restent à préciser et à affiner avec le temps.

• Nous pensons à la place octroyée aux rites. Il convient qu'ils ne soient ni emplâtres, ni "bouche trou" mais plutôt paroles en acte. Le rite trouve son sens s'il n'est pas clôturant mais ouvre à un dynamisme, s'il est une proposition et non une parole triomphaliste. L'accompagnement est un artisanat qui se veut être de qualité.

• Les contours de l'accompagnement sont à concevoir dans toute leur étendue : de l'ordre de la présence mais aussi du métier, de la charité mais aussi des compétences professionnelles, … Le mandat ecclésial demande à être redéfini : hors paternalisme, mettant en évidence la double appartenance de l'accompagnateur spirituel, partie prenante de l'institution de soin et de son église.

7. Des enjeux pastoraux

Cependant, ce que nous venons de dire du spiritual care, de ses enjeux éthiques, théologiques et ecclésiologiques, n’est pas toujours aussi simple dans la dimension pastorale, tant du point de vue individuel de l'accompagnant, du professionnel soignant, des enjeux d'interprofessionalité.

"La personnalité de chacun (chaque accompagnant), sa manière de comprendre l'héritage chrétien suscite des attitudes et des discours divers que l'on peut ramasser selon trois modalités schématiques :

1. Ceux qui se comportent et agissent comme s'ils "possédaient" la vérité de la Bonne Nouvelle à annoncer, coûte que coûte, de manière prosélyte, quand bien même cela dérange ;

2. Ceux qui se réfugient dans le silence, tant qu'ils se sentent en porte-à-faux par rapport au discours appelons-le 'sacrificiel et doloriste', et habitent leur rôle comme s'ils étaient un visiteur lambda soucieux du bien-être de l'autre mais sans mention aucune de Dieu dont finalement ils ne savent que faire ;

3. Ceux enfin qui, parce qu'ils ont fait d'une manière ou d'une autre l'expérience de la souffrance, y ont rencontré ce Dieu de Jésus-Christ mis à la question par la radicalité de la souffrance, et ont découvert une profondeur nouvelle, douloureuse mais féconde, dans la lecture de textes bibliques et la prière qui tantôt se fait cri, plainte, silence, révolte, compassion, être-là… Pastorale de l'avoir-mal-à-Dieu (cfr Jean- Baptiste METZ) sans avoir de réponse, promouvant simplement une attitude authentique et vraie de proximité à l'autre comme une forme de pauvreté évangélique.

Attitude difficile et inconfortable que cette dernière posture. Elle invite à assumer le non- savoir autant qu'à respecter l'autre, y compris Dieu, dans leur altérité de proximité, c'est-à- dire dans l'exigence pour celui qui se tient là de se "faire" proche (à l'instar du "bon samaritain") d'un autrui qui reste bien différent de lui et doit être respecté pour lui-même. En d'autres termes, il ne s'agit pas d'une expérience commune de souffrance ramenant l'autre à un même qui pourra servir de prétexte pour ne pas le reconnaître dans son altérité. Cette attitude est très différente de la seconde posture qui tient du désarroi et essaye bon gré mal gré d'assurer une présence simplement humaine."37 Nous visons donc pastoralement la troisième posture.

En effet, l’intérêt que des professionnels soignants peuvent manifester aujourd’hui à l’égard de la dimension spirituelle de l’expérience de la maladie se trouve parfois appréhendé en

37 HENTZ J.-G. et LEHMKÜLER, Accompagnement spirituel des fins de vie, Genève, Labor et Fides, 2015.

termes de concurrence par certaines équipes d’aumônerie, comme si on leur « volait » leur propre objet et remettait en cause l’opportunité et le devenir de leur mandat. C’est, en même temps, une question importante dans le cadre du fonctionnement d’une pastorale dans certains pays, telle la Belgique, où les « postes de prêtres » se trouvent rémunérés par le ministère de la justice ; il n’est pas question ici de prendre cette question à la légère. Cependant, cette « concurrence » parfois ressentie pose une question de fond : la « spiritualité » appartient-elle à une profession ou s’avère-t-elle un objet, une préoccupation commune ou, ensemble et chacun selon son rôle et ses compétences, œuvre au service de la personne en situation de maladie ? Telle est notre conviction, on l’aura compris.

Cela pose de nouveau la thématique théologique et ecclésiale des déplacements : en quoi les personnes mandatées par l’Église sont-elles en capacité ou non d’entrer dans un horizon de travail avec d’autres, sans position de surplomb et en capacité de rendre compte de leur propre spécificité ? S’ouvre ici, une fois de plus, la question centrale de l’interprofessionnalité38. Enfin, la question pastorale pose, dans un même horizon, la nécessité et l’urgence d’équipes ecclésiales de se trouver en proximité des acteurs du soin pour reconnaître et soutenir ceux-ci dans leur spiritualité propre, et reconnaître que ces équipes sont elles-mêmes traversées par des dimensions spirituelles qui ne sont peut-être pas que théologiques39. En un mot, il s’agit de nos jours d’instaurer une collaboration plus étroite entre soignants et accompagnants pour, qu’ensemble, ils développent un même souci de la personne souffrante en partageant leurs compétences propres. Cette collaboration peut prendre des formes bien diverses (groupe de travail commun, invitation à participer à un staff, formation conjointe, …) favorisant une meilleure connaissance mutuelle des rôles de chacun.

38 LEGAULT G.-A., L’interdisciplinarité et l’interprofessionnalité : enjeux d’éthique professionnelle, Fréquences, Vol 13, n°3, 3 mai 2001.

39 SCOLAS P., Au cœur de l’action pastorale, quelle spiritualité ?, Lumen vitae, 2016/1, Volume LXXI, p. 31-38. (https://www.cairn.ino/revue-lumen-vitae-2016-1-page-31.htm )

8. Emmaüs, paradigme d'un spiritual care

Si des difficultés devaient encore subsister à emprunter le chemin des patients tels qu’ils sont, dans leur horizon propre et dans une dynamique d’interprofessionnalité, le récit des disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13-35) pourrait lever les ultimes résistances40 par sa capacité, tout en restant résolument théologique, à partir du récit des patients pour en faire advenir le meilleur, l’accompagnant manifestant ici une double posture :

- humaine en s’approchant, à l’image des soignants pressentant une difficulté vécue par le malade,

- spirituelle-religieuse à l’image d’une équipe d’aumônerie voulant proposer un horizon de signification possible.

On se trouve certes au cœur du modèle narratif tel que nous l’avons développé mais la double

« posture » de l’accompagnant ouvre également à une manière de faire où le repérage d’un drame vécu par un patient pourrait conduire à un accompagnement davantage d’ordre religieux dans le cas où soignants et pastoraux travailleraient ensemble, le récit étant traversé par une double temporalité et finalité. Dans un premier temps le Christ s’approche, avec pudeur et simplicité, de ces deux hommes dont la vie vient de basculer et lui en font le récit, l’accueillant comme un anonyme. Un chemin de dialogue s’ouvrira, conduisant à une invitation dans la foi, une fois « leur cœur ouvert à l’intelligence des écritures ». Les deux disciples ont ici consenti à une proposition adressée avec délicatesse, celle de s’ouvrir à une autre compréhension de ce qu’ils sont en train de vivre. On pourrait, nous semble-t-il, retrouver un même schéma avec des professionnels, comprenant où pouvait s’inscrire un drame d’existence, renvoyant à la proposition d’un autre type d’accompagnement, davantage pastoral.

40 Nous nous rapportons ici au travail de Maltendo Lunda R., La théologie d’Emmaüs comme expérience d’accompagnement spirituel en milieu hospitalier (pro manuscripto), UClouvain, juin 2021, 6 p.

9. Conclusion

Nous l’aurons compris, la pastorale hospitalière mais également l’organisation et la compréhension du soin par les institutions se trouvent à un moment charnière. Aujourd'hui est enfin nommée l'expérience des accompagnateurs spirituels en lien avec la dimension spirituelle mais aussi religieuse de celles et ceux qui leur sont confiés.

En ce qui concerne l’église, il s’agit également d’oser avec d’autres, sans regret ni nostalgie, une nouvelle modalité de présence auprès des plus souffrants. À ce titre, nous reprenons volontiers à notre compte cette interpellation du cardinal DE KESEL : « Une Église qui, à la suite de l’Évangile, accepte la place qui lui convient, pas moins certes, mais pas plus. Une Église qui résiste à toute volonté de conquête. Qui résiste à la tentation de retourner en Égypte, « quand nous étions assis près des marmites de viande et quand nous mangions du pain à satiété ! » (Ex 16,3). Qui accepte que la foi chrétienne ne soit pas une évidence et encore moins une évidence culturelle. Qui sait qu’elle ne représente pas tout et tous. Qui sait qu’il y a d’autres choix et d’autres possibilités. En d’autres mots : qui se situe dans une société moderne et sécularisée. »41

L'Eglise saura-t ‘elle faire de ces changements une opportunité ? L'expérience du spiritual care pourra-t ‘elle donner un élan nouveau ?

41 DE KESEL J., op. cit., p. 136.